[Triple format] Interview de Carl CHENET, créateur du journal du hacker

[Triple format] Interview de Carl CHENET, créateur du journal du hacker

Il y a quelques semaines, j'ai reçu Carl Chenet, créateur (notamment) du journal du hacker.

J'en ai donc profité pour échanger avec lui autour de sujets qu'il connait bien : le télétravail et l'open source.

Pour la première fois sur ce blog, vous pouvez retrouver cette interview dans 3 formats :

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Ce billet sera bien plus long que l'habitude, car il s'agit d'une retranscription complète de l'interview pour ceux qui préfèrent le format classique de ce blog, l'écrit.

La version vidéo contient exactement le même contenu.

Bonjour à toi, Carl, ça me fait plaisir d’échanger avec toi pour cette interview. Dans un premier temps, je vais te laisser te présenter.

Dans la vie je suis freelance, architecte de systèmes informatiques, une branche que tu connais bien, à mon compte depuis 2012. J’ai une activité assez importante dans l’open source, dans lequel je suis investi depuis 2010, voire un peu avant même.

Depuis quelques années, j’ai pris un virage un peu différent dans l’entrepreneuriat dans lequel je lance différents projets, qui se recoupent bien l’open source et l’entrepreneuriat, car beaucoup de choses se croisent.

J’ai différents projets :

  • J’ai créé un agrégateur de liens web qui s’appelle le journal du hacker
  • J’ai créé une newsletter qui se base sur le journal du hacker qui s’appelle le courrier du hacker qui a atteint les 4000 abonnés, pour 187 numéros, je crois.
  • Un projet qui fait le lien entre l’entrepreneuriat et l’open source, qui s’appelle Linuxjobs.fr qui est un site d’emploi pour les professionnels de l’open source
  • Le petit dernier : lesnewsletters.com, un site qui vise les créateurs de newsletter francophone afin de les aider à faire connaître et monétiser leurs newsletters

Tout ça en parallèle de mon activité de freelance, j’essaie de créer que des projets qui tournent seuls en majorité ou en grande partie.

Effectivement, je t’ai connu grâce au journal du hacker personnellement. Du coup, sans transition : Le journal du hacker, le courrier du hacker, linuxjobs, lesnewsletters, ça fait beaucoup de projets. D’où te vient cette volonté de partager toujours plus de connaissance avec le plus grand monde ? [Même si beaucoup de choses viennent de l’extérieur, comme tu l’as dit, ce sont en grosse partie des agrégateurs.]

C’est une bonne question ! Je pense que quand j’ai commencé au début dans l’open source, à la fin de mes études en informatique, j’avais déjà évolué dans le monde de l’open source, en particulier dans le monde de Linux. Et puis peu à peu dans le monde des distributions GNU Linux, et en particulier de Debian.

Il y avait donc ce projet, Debian, déjà très connu à l’époque [dans les années 2008-2010], qui me faisait envie. J’avais aussi de me prouver à moi-même que j’étais capable d’intégrer un projet open source d’importance. C’était pour me le prouver à moi-même, mais aussi prouver aux autres que je n’avais pas fait des études en informatique pour rien [rires], et que j’allais pouvoir apporter une pierre à l’édifice tout en construisant ma carrière professionnelle.

J’ai commencé, au tout début, sur un outil de traduction de KDE. J’aidais à développer la partie française, pour traduire ce qui était dans les logiciels de KDE. J’ai rapidement mis le pied à l’étrier comme ça. Mais rapidement, ce n’était pas assez technique, j’avais envie de partir sur quelque chose de beaucoup plus technique et donc je me suis aventuré dans le monde de la distribution Debian.

J’ai commencé par corrigé des petits bugs qui sont dans les programmes qu’on installe par défaut dans Debian, puis peu à peu, l’investissement a grandi. J’ai commencé à gérer mes premiers paquets, à arriver sur des paquets beaucoup plus lourds comme virtualenv et pip qui sont des outils pour le monde Python, que je connaissais bien aussi. J’ai développé une activité dans la communauté Python à côté de ça. Ça a été assez rapidement après mes études quelque chose que j’ai essayé de consolider.

Dans le même temps, j’ai écrit 56 articles pour GNU Linux magasine France (GLMF), qui est le principal magasine public du logiciel libre et de l’open source francophone (magasine papier).

Mon blog aussi, j’ai créé un blog très rapidement, qui a eu pas mal de succès dans les années 2012-2015.

Une aventure pour faire progresser le logiciel libre, l’open source, en tirer quelque chose que je pouvais partager de ma part. Je voulais me sentir utile, progresser techniquement parce que les apports de travailler avec les autres gens sont énormes. C’est le background technique qui s’est posé à moi.

J’ai eu ensuite un virage assez différent, une fois que je me suis prouvé ça, on avance assez rapidement dans le temps, on est en 2012-2015. J’ai commencé à avoir fait le tour, je suis devenu développeur Debian officiel. Ça veut dire que tu es reconnu par tes pairs, qui te propose puis les contributeurs confirment qu’ils sont d’accord pour que tu deviennes développeur Debian. Ça faisait déjà 4 ans que j’étais dans le projet. J’avais envie de voir et proposer autre chose.

Il ne faut pas se le cacher non plus, il y avait des raisons financières : sur l’open source tu peux passer beaucoup de temps à travailler pour les autres, à fournir de la valeur à la communauté, et au bout d’un moment j’avais envie de générer un peu d’argent sur un projet qui ne soit pas lié au salariat [j’étais encore salarié à l’époque].

J’ai commencé par un premier projet : Linuxjobs.fr, un site d’emploi que j’ai mis en place qui me permettait de faire le lien entre la communauté open source et l’entrepreneuriat.

À côté de ça, j’ai d’autres projets liés à l’open source également : le journal du hacker, un agrégateur de lien, sur lesquels les gens proposent des liens, et les liens qui ont le plus de succès se retrouvent sur la première page et sont le plus mis en avant.

Je suis parti sur une idée à la base de quelque chose qui ressemblait au site hacker news, qui est un gros site américain du même genre, en me disant "Ça n’existe pas en France, donc il faut que l’on fasse quelque chose à ce niveau-là".

On voit le début du virage entre l’entrepreneuriat et l’open source tout simplement.

J’ai rencontré assez rapidement mon premier associé, cascador [ il aime bien qu’on utilise uniquement son pseudo, alors je n’utiliserais que son pseudo], c’est quelqu’un que je considère vraiment comme le cofondateur, qui m’a soutenu dans le premier élan, qui a travaillé autant que moi sur le projet et qui nous a permis faire grandir ce projet, de le faire connaître, et d’arriver aujourd’hui à plusieurs milliers d’utilisateurs réguliers, avec plusieurs centaines de personnes qui postent des liens régulièrement. Et un noyau dur, comme tous les projets du logiciel libre, d’une dizaine, une vingtaine, une trentaine de personnes qui interviennent très souvent.

Je pense que c’est le succès le plus visible d’un de mes projets que j’ai eu à l’époque. Les gens ont commencé à voir le travail qui était fourni, en direction de l’open source, mais un outil qui était donné à disposition des gens, moins communautaire, moins "confidentiel" que le projet Debian où les gens sont peu connus.

[Teddy : Effectivement, ce n’est pas le même public, je pense. Sur le projet Debian, tu as un public qui est beaucoup plus initié à la technique que le journal du hacker. Sur le journal du hacker, tout le monde peut poster, proposer des choses, mais profiter aussi des liens qu’il y a dessus, je l’utilise moi-même pour ma veille technologique par exemple]

C’est l’envie que j’avais ! J’avais envie de sortir un peu de la technique, d’avoir un public plus large. J’ai un blog depuis quasiment le début. J’écrivais assez souvent sur LinuxFr, principal site francophone du logiciel libre et l’open source. J’ai toujours essayé de partager un peu. C’est vrai qu’on est dans une niche technique, mais je ressentais le cloisonnement qui pouvait être limitant pour notre communauté, et j’ai essayé d’ouvrir un peu ça avec le journal du hacker.

C’était vraiment l’approche d’un projet utilisable par le plus grand nombre.

Ensuite, le projet intéressant, je pense, qui découle du premier : comme j’ai mis un outil à disposition de la communauté, j’ai voulu pousser des gens à utiliser cet outil, et dans cette démarche, comme on est quasiment en open data on peut dire [on peut récupérer la base de données du journal du hacker et faire des projets tiers avec], et comme je voulais donner l’exemple sur ce type d’initiative, j’ai créé une newsletter qui chaque semaine résumé les meilleurs liens du journal du hacker et que j’ai nommé le courrier du hacker. Cette newsletter est indépendante, car je ne voulais pas mélanger les deux projets, mais elle s’appuie très fortement sur la base de données et tout le travail fourni par, comme toi par exemple, les créateurs de bons billets de blog, qui reçoivent des critiques positives, qui sont sur la première page du journal du hacker.

Je voulais continuer à mettre en avant ce travail de la communauté francophone, des créateurs de contenus, des sociétés, des individus qui créent ce contenu que je trouve excellent, et ça me permettait au travers de cette newsletter de remettre une couche auprès d’un public qui pouvait être différent de celui du journal du hacker.

Le journal du hacker, c’est un agrégateur, il faut aller tous les jours sur le site, l’investissement est différent. Donc le courrier du hacker, cette newsletter que j’envoie le vendredi le plus souvent, permet aux gens d’analyser un peu ce qui s’est passé. Et comme ce n’est pas email, tu peux le lire dans le train, de manière asynchrone, et ça marche bien. La courbe des abonnés a grandi assez rapidement.

Le projet est lancé depuis 3 ans maintenant, et cette année, on a franchi le cap des 3000 abonnés, c’est une recette qui ne change pas : toujours fournir les 18-20 meilleurs liens de la semaine passée, et elle continue de marcher, le nombre d’abonnés continue de grandir, et ça participe encore de sortir de cette niche technique et de partager au plus grand nombre ce que font les créateurs de la communauté logiciel libre et open source francophone.

Comme tu le disais, j’utilise beaucoup le journal du hacker, vu que je squatte régulièrement la première page [rire]. J’utilise peu les autres projets, mais je pense que ce sont des projets qui permettent de propager la connaissance au plus grand nombre, à partager cette connaissance, à l’apporter à tous, donc déjà je te remercie pour ça ! Tu as abordé un point qui est très intéressant : tu as dit que tu étais contributeur actif au projet Debian. C’est un point qui m’intéresse beaucoup, et je voulais savoir : ça fait quoi, concrètement, de contribuer à un projet open source de cette envergure ?

Alors c’est une aventure un peu en standby tout de même. Je suis assez loin de Debian aujourd’hui, je suis plus dans l’entrepreneuriat, mais on va dire qu’autour de 2012, j’étais assez investi.

Ça a commencé, comme je le disais au début, de manière assez triviale : j’ai commencé à apporter quelques correctement de bug, à parler avec les gens. C’était aussi pour moi la découverte de ce qu’on appelle aujourd’hui le télétravail : donc j’étais chez moi, j’envoyais des mails, je discutais en direct avec d’autres personnes qui étaient à l’étranger.

On échangeait de manière complètement asynchrone, tout ça en contribuant au projet Debian : le faire grandir, le faire évoluer, rendre disponible ce que les gens veulent trouver dans le projet Debian. C’était assez passionnant.

Je n’ai pas vu passer la première année, j’étais à cout de 4 heures par soir tous les soirs en rentrant du travail. C’était facile j’étais encore chez ma mère, donc c’est elle qui faisait à manger [rires] !

Au bout d’un an, j’avais un mentor, quelqu’un avec qui je travaillais régulièrement, un Italien, Sandro Tosi, que je salue.

Donc je lui dis "ça fait un an que je bosse, tu vas peut-être me sponsoriser pour que je sois développeur Debian", et là il m’a dit "Ah non, tu ne peux pas", puisqu’à l’époque seuls les gens qui géraient des paquets pouvaient devenir développeurs Debian. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, même des gens non techniques peuvent l’être : des gens qui font des conférences, qui s’investissent dans la communauté, qui promeuvent l’accessibilité, peuvent être reconnus en tant que "developpeur Debian", et avoir le même statut.

À l’époque, ce n’était pas le cas, et là je me suis dit "ça fait un an que j’écris des programmes Python pour Debian et je ne peux pas être développeur Debian".

Donc rebelote, j’ai commencé à gérer des paquets Debian. Et qui travaille avec Debian sait l’énorme machinerie des paquets Debian qui est extrêmement fiable et présente dans la distribution Debian, et je m’y suis collé, j’ai représenté un an après ma proposition.

Ça a pris un peu de temps, parce qu’il a fallu que je trouve un sponsor. Quelqu’un acceptait de sponsoriser mon entrée. Mon sponsor officiel l’avait déjà fait, et ne souhaitait plus le faire.

Il y a eu beaucoup d’humains à cette période, et je crois que je suis devenu développeur Debian au bout de 3 ou 4 ans, ça ne s’est pas fait du jour au lendemain.

C’est fait pour, clairement, on ne te donne pas les clés des archives des paquets Debian comme ça. Il faut montrer patte blanche, c’est un très gros projet, ils doivent être à plus de 1000 développeurs officiels aujourd’hui [NDLR 1022 à l’heure de l’écriture].

Ça fait 1000 personnes qui peuvent jouer avec les archives. Déposer des paquets dans les archives, évidemment, c’est cloisonné, il y a des sécurités. C’est la première reconnaissance par les pairs, comme j’en parlais tout à l’heure.

Quand tu reçois ton email avec tes différents credentials et identifiants, les liens vers ta boite mail Debian, tu te sens reconnu, d’appartenir à un projet auquel tu contribues de manière quotidienne.

C’est un sentiment assez incroyable. C’est l’un des plus gros projets logiciels avec le noyau Linux. Je crois c’est parmi les plus gros en termes de contributeurs. J’étais fier et heureux de travailler et j’ai continué à contribuer assez longtemps sur ces sujets.

Je suis toujours développeur Debian officiel, mais je suis un peu plus en retrait de la contribution.

Effectivement, je pense que les mentalités ont un peu changé pour mettre en avant les contributions dans l’open source, moi même je suis "Traefik ambassador", à une échelle beaucoup plus petite, celle du projet Traefik, et je sais qu’aujourd’hui beaucoup de projets essaient de pousser vers la contribution, mais pas forcément la contribution purement technique : parler du projet, le documenter, en parler en conférence permet aussi d’être mis en avant. Après de ce que tu dis, c’est tout de même quelque chose d’assez incroyable, et on retrouve la rigueur qui fait la réputation de Debian dans les process que tu décris, même en interne.

Je continue de suivre le projet Debian, même sur les listes privées de Debian, et on voit qu’un projet d’une telle envergure doit se protéger au niveau humain.

Parce qu’évidemment sur 1000, tout le monde n’est pas ou plus forcément d’accord avec ce qu’il se passe ou avec la majorité des gens, tu as des gens qui craquent. Et comme ils ont été développeurs Debian, ils ont un pouvoir de nuisance qui est certain.

Une fois que tu es développeur Debian, tu as accès à une bonne partie de l’infrastructure. Tu as uniquement les Debian SysAdmin qui possèdent réellement les clés de tous les serveurs, mais tu n’en es pas loin, tu peux te connecter en utilisateur normal sur une grande partie de l’infrastructure. Ce qui est déjà une porte ouverte à beaucoup de choses.

La machine du projet Debian a appris à se protéger, mais ça reste beaucoup d’humain, tu vois que les "core developpers" de Debian sont réduits, je pense qu’il n’y a pas plus d’une cinquantaine de personnes où tu n’envoies pas un email sans les voir réagir. Ça reste beaucoup d’humains malgré la taille du projet, et bien évidemment des systèmes de protection, de CICD, de moyens techniques pour protéger le projet.

En parlant des projets open source, tu fais partie des gens qui militent pour que l’open source se développe, pour que l’open source soit utilisée le maximum possible. Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui tous les besoins peuvent être adressés par l’open source ?

C’est une bonne question ! Je ne connais pas tous les besoins, donc ça va être dur de répondre.

En tout cas dans ma carrière, j’ai croisé beaucoup d’utilisation, et Debian est utilisé dans des domaines spécifiques : l’administration système, l’infrastructure système par exemple.

L’open source marche très bien, je dirais même qu’elle a gagné, avec notamment les offres cloud qui sont en grande majorité des serveurs Linux. Donc dans l’infrastructure, c’est clairement un domaine ou l’open source s’est bien développé.

Dans l’embarqué, c’est des systèmes dérivés de Linux, donc basés sur de l’open source, même si parfois ça peut dériver comme avec Android.

La sécurité est un domaine que je connais moins bien, mais je vois beaucoup d’outils open source, ou en tout cas d’outils qui sont basés sur de l’open source à la base, qui sont transformés, modifiés.

Est-ce que des domaines échappent complètement à l’open source ? Je n’en ai pas l’impression. Un des domaines sur lesquels j’ai écrit des billets de blog récemment, c’est le rachat par Microsoft de Github : on voit que quelque part, on voit une espèce d’aveu que le modèle open source est en passe de devenir le modèle dominant.

Après qu’il couvre tous les besoins, c’est une très bonne question. Connaissant la diversité du monde, surement pas, il y a surement des besoins pour lesquels ce n’est pas nécessaire, mais je pense que le modèle fait sa preuve que les échanges entre les gens, même au niveau professionnel, la contribution, la mise en commun des stacks techniques, du code, de travailler ensemble qui était uniquement pratiqué par la communauté du logiciel libre et de l’open source au début est devenu un domaine dominant chez les développeurs.

Je ne sais pas ce que tu en penses pour la sécurité par exemple ?

Pour la sécurité, ça reste encore un peu en marge comme tu disais, parce que malheureusement aujourd’hui, avec la complexité de la détection qu’on embarque aujourd’hui dans la détection d’attaque, très souvent, ça reste le monopole de quelques très grosses entreprises. Même s’il y a des initiatives communautaires, je pense notamment à CrowdSec, qui sont réellement de grosses initiatives communautaires. Pour moi dans le domaine de la sécurité, on est pas encore complètement mature dans le domaine de l’open source, même s’il y a déjà beaucoup d’outils qui existent, je pense notamment à Suricata, Metasploit. On va aussi vers de l’open source, le fait que la sécurité devient le nerf de la guerre va améliorer les choses, et va pousser les gens à aller vers de l’open source aussi.

Tu as abordé un sujet très intéressant, tu as dit que la plupart des clouds providers tournaient aujourd’hui avec Linux. Est-ce que l’open source, ce n’est pas aussi le risque que les mastodontes, notamment les GAFAM, qui récupèrent tous les lauriers ? Je pense notamment au cas qu’on a vu au début de l’année, avec le changement de licence d’ElasticSearch, où c’était la guerre ouverte entre Amazon et Elastic.co sur le fait qu’Amazon avait lancé son offre basée sur ElasticSearch et récoltait un peu tous les lauriers de la solution qui était pourtant une solution open source, maintenue par des dizaines de personnes derrière, mais c’était Amazon qui se faisait de l’argent dessus, et non pas la solution payante que proposait Elastic, qui permettait justement de contribuer à ce projet. Est-ce que justement l’open source, ce n’est pas justement le risque de créer plus de cas comme ça ? On avait déjà eu MongoDB VS Amazon. On avait déjà eu des cas pareils dans le passé, je pense qu’on en aura encore dans le futur. Est-ce que ça ne met pas en péril l’open source aussi ?

Je pense que c’est un problème global. Tu as cité des exemples qu’on peut rattacher au modèle économique et à l’entreprise, Elastic, son principal produit, qui a reçu beaucoup d’aide de la communauté, mais qui est porté par cette société, qui fait un produit efficace, bien fait.

Il avait réussi à trouver un modèle économique, et là en effet, le mastodonte AWS essayait de les ramener à un rôle d’éditeur strict quand eux essayaient justement de développer de l’infrastructure à la demande avec leur propre offre cloud.

AWS les a restreints, contraints et comme ils ont vu qu’Elastic essayait de développer son offre cloud, la guerre était lancée.

Ce qui se fini un peu bizarrement avec un changement de licence pour les produits ElasticSearch, et la création d’un fork plus ou moins maintenu uniquement pas les gens d’AWS, si tu regardes les commiters. Un modèle qui est perdant pour tout le monde je trouve.

J’avais constaté il y a longtemps de ce problème avec AWS qui proposait leur instance Linux [Amazon Linux, basé sur CentOs], qui montrait encore l’envie de mettre en avant leur marque de manière un peu écrasante des autres projets.

Pour répondre à ta question, je n’ai pas du tout la réponse. C’est un problème que je vois criant. Je ne pense pas forcément que ce n’est pas une bonne solution ce qu’a fait Elastic, et que c’est peut-être une surréaction par rapport au danger commercial dans lequel les a mis AWS. Peut-être que c’est la bonne.

Je pense que c’est une plaie ouverte qu’il va falloir suivre de très près. C’est là aussi qu’on voit le point de douleur réel du modèle économique de l’open source qui aujourd’hui est critiquable : les gens travaillent énormément d’heures, et au bout d’un moment quand tu dois choisir entre ton travail de salarié et ton travail pour la communauté, tu finis par faire un travail moyen ou bâclé pour la communauté.

Aujourd’hui, c’est problématique, par exemple sur le domaine de la sécurité, un développeur épuisé qui va commité un mauvais script dans un paquet va par exemple créer une faille d’entropie sur un paquet. C’est ce qui est arrivé sur un paquet SSH il y a quelques années.

Je pense effectivement qu’on a un gros problème à traiter ou au moins à faire évoluer sur le modèle économique de l’open source, et ce n’est pas facile.

Sachant que le changement de licence d’Elastic a aussi provoqué la fuite de beaucoup de développeurs sur la partie open source, parce que beaucoup de développeurs n’ont pas apprécié le changement qui les dépossédait un peu de ce qu’ils avaient fait. C’est le risque que je perçois dans les prochaines années, le cas Elastic n’est pas un cas isolé, c’est le cas de beaucoup de projets open source qui essaient souvent de survivre en poussant une offre payante managée à côté. Et à partir du moment où Amazon, Google, Microsoft, AliBaba se mettent à proposer leurs propres services managés qui reposent dessus, ils utilisent le service, mais n’y contribuent pas forcément. Côté Amazon, on pourrait citer AWS MSK par exemple, basé sur Kafka, ça me surprendrait qu’Amazon soit un énorme contributeur de Kafka, et de l’Apache fundation tout court d’ailleurs.

Un autre sujet que tu as abordé au tout début de cette interview : tu as parlé du télétravail, grâce notamment au projet Debian à faire du télétravail assez tôt. La pandémie actuelle a redistribué pas mal les cartes sur le télétravail, pas mal d’entreprises qui étaient contre, ou disaient que c’était impossible ont réussi à en mettre en quelques semaines. Néanmoins, pour beaucoup d’entreprises, ça reste encore une contrainte et non pas une conviction : elles le font, car elles n’ont pas le choix, et non pas parce qu’elles ont envie de le faire. Est-ce que de ton point de vue, tu penses que c’est quelque chose qui va évoluer dans un sens ou dans l’autre dans les prochaines années ?

En effet, on l’a vu au confinement de 2020 en France est devenu massif, et a été vraiment un choc pour beaucoup de salariés et d’entrepreneurs. Les gens se sont retrouvés confrontés à une culture et un usage qu’ils ne connaissaient pas.

Les entreprises s’y sont mises bon an, mal an, certaines ont bien réussi la transition : elles étaient prêtes, mais restées dans un usage présentiel par habitude tout simplement. Elles ont découvert les avantages du télétravail, elles en faisant déjà quasiment : quand les gens se réunissent dans un bureau et utilisent uniquement des outils pour du télétravail, on déjà à 70/80 % de télétravail on va dire.

Ça a été une catastrophe pour d’autres : les moyens techniques n’étaient pas en place, la culture des salariés, du middle management et du grand management n’étaient pas du tout prêtes, l’entreprise ne pouvait faire qu’un rejet de ce qui allait se passer. Ça a mené à des burnouts de salariés, à des impressions d’inutilité pour les managers, à une impression de fainéantise pour les dirigeants.

La détente, le retour à une préconisation du télétravail légère a été très intéressant. On a vu que certaines entreprises sont revenues dessus immédiatement, le lundi tout le monde devait revenir au bureau.

On a des entreprises qui sont revenues à un jour de télétravail, puis deux, trois. C’est moins que du télétravail à temps complet, mais ça permet d’ancrer le télétravail.

Il y a aussi le cas où les entreprises ont compris les avantages que ça apporte. Je pense notamment aux entreprises éditrices de logiciels, qui réalisaient qu’elles avaient un marché de développeur, qui n’était plus le marché local des développeurs français, mais le marché mondial, ce qui permettait de recruter de manière mondiale.

Il est un peu trop tôt pour le dire, mais je pense que le télétravail, face à cette épreuve "réelle" a réussi à imprégner beaucoup d’entreprises qui ne s’y serait mis que beaucoup plus tard, peut-être dix ans plus tard, je pense qu’en dix mois on fait ce qu’on aurait fait en dix ans.

Est-ce que c’est souhaitable ? Moi, je ne souhaite pas que les gens soient mal : des burnouts il y en a eu. Les métiers comme les nôtres s’y prêtent très bien, je connais des gens qui font du support technique pour lesquels ça ne se passe pas très bien : les gens ne sont plus sur place, donc c’est parfois plus compliqué.

Donc ça a été des contraintes au début, à la détente elles ont pu réfléchir à tout ça.

Je pense qu’on va sur une pente décroissante à la sortie de l’épidémie, parce que le réflexe de revenir en arrière est simple, mais on a aussi montrer que les entreprises n’allaient pas couler avec le télétravail, et ça va laisser quelque chose dans la tête des gens.

Et la recherche des développeurs, qui est aujourd’hui très difficile, pour les entreprises qui produisent du soft vont continuer à promouvoir le télétravail sur cette population qui veut être mobile, nomade numérique.

Tu indiques que les entreprises vont devoir le promouvoir pour pouvoir recruter. Du coup, est-ce qu’on ne reste pas dans quelque chose qui leur ait imposé indirectement, plutôt que dans une vraie conviction, une vraie volonté de mettre en place du télétravail ? Mais plutôt de dire on met du télétravail parce qu’on n’arrivera pas à recruter de toute façon.

Je vais prendre ma casquette d’entrepreneur.

Une entreprise c’est une suite d’habitudes. Ces habitudes, on les appelle des process, en gros c’est des recettes de cuisine qui disent en gros que pour un livreur, le matin il doit chercher les colis à tel endroit à l’entrepôt, passer à tel endroit, rendre le camion le soir, etc.

Ces process se sont formés face aux échecs de l’entreprise souvent.

Une entreprise apprend beaucoup dans la douleur et le fait qu’elle se retrouve face à une contrainte est assez naturel pour une entreprise, les contraintes légales par exemple.

Ça ne veut pas dire qu’à la fin, ça ne devient pas un composant à part entière de l’entreprise. En effet, c’est un peu vécu comme un traumatisme. Beaucoup de managers ont des problèmes avec le télétravail, freinent des quatre fers, car ils se sentent inutiles. Les développeurs poussent au télétravail pour avoir plus de liberté.

Je pense que tout ça va s’équilibrer, et en effet, je pense que ce qui est une contrainte aujourd’hui pour l’entreprise va s’intégrer dans son ADN si elle est obligée de le faire sur une base régulière, tout simplement parce qu’elle va y trouver un avantage au final.

Donc pour toi c’est une contrainte, mais une contrainte qui peut devenir une culture d’entreprise dans les mois/années à venir, comme le RGPD il y a quelques années, qui est maintenant devenu naturelles.

Dernière question, très ouverte. Tu nous as parlé d’open source. Tu nous as parlé d’open source dans le passé. Tu nous as dit ce que tu avais fait pour contribuer à l’open source, ce que tu as mis en place pour promouvoir l’open source. Maintenant si je te dis : dans un court terme, on va dire deux à cinq ans, si je te demandais comment tu vois l’open source dans deux à cinq ans?

C’est-à-dire quels sont les projets que tu vois émerger, les secteurs que tu vois plus ou moins se développer, tu me répondrais quoi ?

Le premier, on l’a abordé tout à l’heure, c’est le modèle économique de l’open source : on est dans un moment de crise où il va se passer quelque chose. Est-ce que ça va être une évolution des licences de base que l’on connaît comme a tenté Elastic, ressenti comme une trahison par les mouvements "durs" de l’open source ?

Est-ce que ça va être quelque chose de plus ouvert, une meilleure considération des entreprises, par forcément normalisé par une licence ? De nouveaux modèles de contribution économique aux projets ?

Je pense qu’on est à une étape charnière, où l’open source va chercher de nouveaux modèles économiques pour à la fois rétribuer les contributeurs qui sont de plus en plus investis sur des modèles de plus en plus complexes sur des projets de plus en plus importants et centraux.

Récemment avec le cas Log4j, qui a mis en exergue le fait que c’était très peu de développeurs qui maintenaient le paquet, qui a eu plusieurs failles majeures d’affilées. Ça a permis de mettre en avant le fait que ce paquet utilisé par des millions de sites, qui était pourtant maintenu par 3 personnes. L’un des premiers points qui a été abordé, c’est justement sur c’était du développement non rétribué et que c’était des gens qui faisaient ça sur leur temps libre.

Github tente un modèle de rémunération par des récompenses. On peut sponsoriser un développeur. C’est quelque chose qui bouge beaucoup aujourd’hui.

L’open source a beaucoup intégré les entreprises dont on doit trouver une solution et ça va se faire de soi-même, je pense, dans les 5 ans à venir.

L’autre point dans le secteur qui va se développer, c’est évidemment le cloud. Moi-même je travaille maintenant dans des missions où on me demande de travailler sur cinq clouds différents et je ne peux pas le faire comme ça. Je passe par des outils tiers, comme Terraform par exemple.

Dans le domaine du cloud et de son infrastructure, c’était plutôt un domaine où on avait tendance à utiliser plutôt des outils propriétaires liés aux matériels. Maintenant qu’on est dans le cloud, ça va être plus variable, et surtout dans le modèle multicloud. La flexibilité de l’open source va lui permettre de jouer un rôle important.

Le dernier projet qui est lié à l’open source, mais pas directement, c’est tout ce qui est réseau pair à pair. On a eu l’exemple du réseau social Mastodon, qui depuis 2017 s’est bien développé.

On a aussi des projets entiers qui communiquent. Par exemple, on peut faire communiquer Mastodon, qui pour rappel est un clone en logiciel libre qui ressemble à Twitter. On peut le faire communiquer avec d’autres outils, par exemple pour un générateur de site web pour faire un agrégateur de lien.

L’optique est d’éviter la centralisation des plateformes et d’éviter la centralisation TikTok, Facebook, Twitter, etc.

On a quelque chose à jouer. Ça évolue lentement parce que les plateformes trustent les utilisateurs et c’est difficile d’en sortir, mais on a quelque chose à faire.

Effectivement, c’est l’approche que j’ai avec Peertube aussi. C’est justement de montrer qu’un web sans les GAFAM existe, et tu penses vraiment que ce modèle, où on va essayer de s’exfiltrer des GAFAM, où va essayer de reprendre notre propriété sur notre contenu va être quelque chose qui va se développer dans les années à venir du coup ?

Oui ! Je pense que ça va aller lentement.

YouTube est devenu extrêmement sensible aux demandes de censures. Twitter suit le même chemin. Facebook est sans cesse attaqué par les législateurs américains parce qu’il serait trop permissif.

On a beaucoup de modèles, ça s’accélère.

Pour beaucoup de population, il n’existe pas d’alternative au logiciel libre, et je pense que de manière continue, pas forcément rapidement, mais continue, ces alternatives vont continuer à se développer.

Merci pour toutes ces réponses, notamment sur l’avenir de l’open source sur les prochaines années. On se recroisera sans doute sur le journal du hacker. J’espère aussi qu’on se recroisera sur d’autres projets open source, car il y a beaucoup à faire, et comme tu l’as dit, l’avenir se construit autour de l’open source.